Nous suggérons au témoin déprimé par les brouillards d’automne de différer la lecture de cette chronique qui laisse entrevoir les contours du monde de demain que nous devrons d’autant mieux affronter et accepter, qu’il sera le produit de notre nonchalance, de notre paresse et de notre recherche amplifiée par la pandémie, de la facilité, voire de la cupidité à la petite semaine.
Ces réflexions s’inspirent de la lecture d’un gros ouvrage « Homo deus », écrit il y deux ou trois ans par le Professeur Y.N. Harari, enseignant à l’Université de Jérusalem, et qui s’était fait connaitre par une première partie : « Sapiens », lue et traduite dans le monde entier.
Entrons dans le vif du sujet par un outil de recherche devenu banal : Google. En recourant systématiquement à ce dernier par nos questions, nous ciselons et affinons notre profil qui s’inscrit à jamais dans le « cloud ».
Imaginons que dans une ville ou un grand quartier, dix-mille, cinquante-mille personnes interrogent le système sur les vertus du miel, des pastilles adoucissantes, du paracétamol ou évoquent des éternuements ; par une analyse instantanée, Google conclura qu’une épidémie de grippe est en train de se propager.
Notre monde change : Nous sommes enchantés de trouver des chemises bon marché produites par des robots et imprimantes 3D en oubliant les ouvriers sur la touche. De même pour les agents de voyages ou les employés de banque remplacés par notre smartphone. Quant à la gestion de patrimoines effectuée par ordinateurs, rappelons que le 6 mai 2010, en 5 minutes, un algorithme capricieux fit perdre 1’000 points au Dow Jones et un milliard de dollars, rattrapés il est vrai en trois minutes, mais quand même ! Autre thème, les avocats et détectives chevronnés qui ne sauraient repérer la duplicité à l’intonation ou aux expressions d’une personne, alors que les scanners d’IRMf sont des détecteurs de vérité infaillibles.
Même les médecins sont une proie idéale pour les algorithmes. Des affections peuvent avoir une multitude d’origines, bénignes ou plus graves. En quelques minutes, le praticien doit porter un bon diagnostic sans être forcément au courant de tous les articles parus ou des traitements récents. Le système d’intelligence Watson d’IBM a d’immenses avantages potentiels. Il peut stocker des millions d’informations sur les maladies connues et les nouveaux médicaments. De plus, il a en mémoire tous les antécédents du patient et ceux de chaque membre de sa famille. Le système n’est jamais fatigué, jamais pris au dépourvu, et peut répondre à des centaines de questions. On aura ainsi à disposition un nombre infini de médecins, disponibles 7 jours sur 7, 24 heures sur 24 heures, dans tous les coins du monde. Les futurs services de santé n’auront plus besoin de millions de généralistes, ce qui est vrai à fortiori pour les pharmaciens. Il y a peu s’est ouvert à San Francisco une pharmacie tenue par un robot qui recueille toutes les ordonnances et détermine les éventuelles interactions des médicaments pris par le patient. Au cours de sa première année, le robot a pris en charge deux millions d’ordonnances sans la moindre erreur, alors qu’il y en a cinquante millions annuellement aux USA.
Avec l’évolution prévisible de la médecine cependant, nous ne serons plus des individus, mais des organismes qui porterons des capteurs, pour le diabète par exemple. Par des brassards ou des smartphones, des personnes en bonne santé acceptent déjà d’être surveillées en permanence, souvent avec la bénédiction de leur compagnie d’assurance maladie, ravie de l’aubaine de savoir ce qu’elles mangent ou boivent, et si elles font suffisamment d’exercice. Mêmes les larmes peuvent être analysées grâce à des lentilles de contact. Il existe déjà des laboratoires qui interprètent des échantillons de salive permettant de connaitre les problèmes de santé qui nous guettent, de la calvitie à la cécité.
Les réclamations téléphoniques sont une véritable plaie pour les entreprises, et un parcours du combattant pour le client. L’algorithme intelligent d’une nouvelle société, Mattersight, écoute le problème, analyse les mots employés et le ton de la voix afin de déterminer le type de personnalité : introvertie, extravertie, rebelle, agressive etc. Ce point étant fait, l’algorithme trouve le meilleur interlocuteur possible qui peut être par exemple empathique ou froidement rationnel.
De fait, avec le temps, il devient de plus en plus facile de remplacer des êtres humains par des algorithmes intelligents. D’autant plus que les humains succombent à la tentation de se professionnaliser à outrance. Paradoxalement nos ancêtres préhistoriques vivant de chasse ou de cueillette, pouvaient se tailler une arme ou se nourrir de plantes comestibles ou médicinales tout en se regroupant avec d’autres afin de chasser le mammouth ; ils auraient pu difficilement être remplacés par un robot !
En attendant pourtant, des algorithmes interviennent déjà dans les processus de décision en fonction de leurs capacités d’analyser d’énormes quantités de données sur les sociétés financières, les essais cliniques ou la propriété intellectuelle d’entreprises examinées. A Hong Kong, l’un d’entre eux fait partie du conseil d’administration d’une société de capital-risque et s’illustre déjà par un vice managérial, le népotisme, favorisant les entreprises qui accordent le plus d’importance à ses cousins : d’autres algorithmes !
On pourrait ainsi graduellement parvenir à la concentration de la richesse et du pouvoir entre les mains d’une minuscule élite propriétaire de ces derniers. En extrapolant, ils pourraient devenir eux-mêmes propriétaires grâce à leur qualité de personne morale, ce qui est moins absurde que cela ne paraît ; des entités comme par exemple l’Autriche ou Toyota qui n’ont ni corps ni esprit, peuvent être propriétaires, posséder de la terre ou de l’argent et engager des poursuites. Dans l’antiquité, des dieux imaginaires possédaient bien des terres et employaient des hommes !
En poursuivant dans la démonstration cynique, on pourrait bientôt assister à la formation d’une nouvelle classe non laborieuse massive, des gens sans valeur économique, politique ou artistique, bref une classe inemployable regroupant des foules évincées comme les caissières (ça a déjà commencé ; aux USA des dizaines de milliers de magasins ont disparu), les ouvriers du bâtiment, les chauffeurs de bus, les archivistes, les menuisiers, les marins, les boulangers, même les maitres-nageurs etc. Seuls les archéologues pourraient tirer leur épingle du jeu étant donné que leur travail requiert des types très élaborés de reconnaissance de forme sans produire d’immenses profits immédiats.
Facebook dont raffolent les jeunes et les moins jeunes est un formidable instrument par l’analyse des « like ». L’analyse de 300 « like » permet à l’algorithme de mieux vous connaitre que vos proches et de s’étendre même aux échéances politiques. Plus près de nous, Amazon, libraire à ses débuts, vous suggère des lectures en fonction de vos choix passés. Si vous succombez à la sinistre tentation de lire un ouvrage sur écran, celui-ci, tôt ou tard, grâce à la reconnaissance faciale, saura ce qui vous fait rire ou vous rend triste et dictera vos futurs choix.
Ce qui est dramatique dans cette évolution, le déplacement finalement de l’autorité des humains vers les algorithmes, c’est qu’elle n’est pas le fait d’une décision gouvernementale mais d’un flot de choix personnels enregistrés à tout jamais. A la limite on pourra arriver à un état orwellien qui surveille et contrôle toutes nos actions, y compris ce qui se passe dans notre corps ou notre cerveau. Ce qui pèse aussi sur le libéralisme qui s’étiole, c’est la formation d’une petite élite privilégiée d’humains qui seront à la fois indispensables et indéchiffrables. Cet ostracisme a une conséquence néfaste dans des pays technologiquement avancés comme le Japon ou la Corée du Sud où de prodigieux efforts sont consentis pour élever et éduquer de moins en moins d’enfants dont on attend de plus en plus. Comment les pays à forte natalité pourront-ils rivaliser ? En favorisant à leur tour une poignée de surhommes ? Notre humanité, ou du moins certaines strates d’entre elle, est malade de la « FOMO », Fear of missing out, la phobie de passer à côté de quelque chose. On le constate prosaïquement dans un quelconque restaurant où la majeure partie des clients est penchée sur son portable sans se soucier le moins du monde d’autres convives.
Chacun de nous, à son niveau, doit prêter la plus grande attention à certaines décisions, certes de prime abord confortables, mais susceptibles de remodeler son comportement ou la sphère dans laquelle il évolue. On ne peut pas, sans se révolter et réagir avec véhémence, accepter que des algorithmes non conscients mais hautement intelligents régissent notre vie et finissent par nous connaitre mieux que nous nous connaissons. Avec le 4 octobre, les pannes simultanées de Facebook, WhatsApp et Instagram, nous avons eu une première démonstration de notre asservissement délibérément consenti. Lorsqu’un jour ou l’autre, en raison d’une éruption solaire gigantesque ou d’une malversation planétaire, Internet sera bloqué pour des heures, des jours, voire plus, les conséquences dépasseront notre entendement. Finis les retraits aux ATM, la marche des ascenseurs ou le simple fonctionnement des feux rouges. Nous réaliserons amèrement alors le degré d’indépendance que nous avons perdue.
Soit dit en passant : nous sommes submergés d’appels téléphoniques, de mails ou d’annonces concernant des aides auditives. Ce n’est pas le fruit du hasard mais de l’étude de statistiques médicales ; la catégorie des jeunes de 15 à 20 ans, à force de s’abrutir à grand coups d’haut-parleurs géants, de sonos qui transpercent ou d’écouteurs qui vous font tressaillir, a perdu une bonne partie de sa capacité auditive rétrogradée à celle des personnes de 60 ans d’il y a quelques années. Conclusion : la surdité progressive est un nouveau mal à combattre ; près de nous, le fournisseur suisse Sonova est à considérer. (CHF 370.- avec des dividendes augmentés régulièrement depuis 10 ans)