Les frontières les plus rigides sont dans les esprits – Jean Gottmann

En 1989, le rideau de fer est tombé. L'une des frontières les plus étanches de l’histoire a disparu, ouvrant la voie à un monde aussi ouvert que possible. Au même moment, Francis Fukuyama annonçait la “fin de l’Histoire”. Fin des…

En 1989, le rideau de fer est tombé. L’une des frontières les plus étanches de l’histoire a disparu, ouvrant la voie à un monde aussi ouvert que possible. Au même moment, Francis Fukuyama annonçait la “fin de l’Histoire”. Fin des guerres, mais aussi fin de la Géographie. Les flux économiques et démographiques, libérés des contraintes et des obstacles politiques, et mobilisant les extraordinaires avancées technologiques dans les transports et les communications, allaient-ils finir par créer un monde homogène, plat, “a flat world » ?

Dans ce monde supposé aplati, la science économique semblait être le guide approprié pour toute décision. Avec ses données quantitatives, ses modèles et ses pronostics, elle pouvait conseiller les décisions des acteurs privés et publics avec la même rigueur que la physique guide la main de l’ingénieur dans la construction de ponts et de bâtiments.

La crise de 2008 a brisé ce rêve. Cette crise n’était pas un fait marginal, due à des “externalités” qui perturbent marginalement la grande théorie. La reine Elizabeth a résumé la fin de l’illusion économiste dans sa fameuse petite phrase : “Why did nobody see it coming?”.

Beaucoup d’eau a coulé depuis ce premier grand choc jusqu’à la perplexité daujourd’hui face à la “polycrise”. Son catalyseur, l’agression russe en Ukraine, a réveillé un spectre du passé. Son influence s’étend et s’amplifie suite à la guerre entre le Hamas et Israel.

La géopolitique, pseudo-science nazie bannie pendant des décennies du vocabulaire scientifique, a ressurgi. Censée avoir été marginalisée par la géoéconomie dans les publications scientifiques il y a vingt ans, elle apparaît maintenant dans tous les discours. L’Union européenne a ainsi vocation, selon la présidente de la Commission européenne, à devenir géopolitique.

Ce n’est donc pas la rationalité de l’homo economicus qui régit les affaires du monde, mais l’irrationalité des refoulements, des ressentiments, des fanatismes; des ambitions territoriales dans un monde qui se “déterritorialise”.

La situation paraît beaucoup plus complexe qu’auparavant. Mais est-elle vraiment ? Ayant aboli les frontières matérielles, nous avons réussi une croissance économique inimaginable dans le passé. La pauvreté globale a connu une réduction spectaculaire. En même temps, ce mouvement a bouleversé toutes les structures, les habitudes, les repères et les équilibres hérités de l’après-guerre, et cela dans le monde développé, dans le “Sud global” et dans l’architecture internationale. Est-il étonnant que cet énorme mouvement de fond provoque des contre mouvements ? Que les groupes marginalisés ou menacés réagissent ? Que, de l’autre côté, les anciens opprimés cherchent à bénéficier des retournements des fortunes?

Les uns et les autres puisent dans leur capital historique, religieux et culturel pour bâtir leur cohérence et leur stratégie. Les frontières spirituelles resurgissent. Le spirituel est ainsi mobilisé pour construire les néo-nationalismes, les néo-impérialismes, les néo-isolationnismes. Ces nouvelles divisions, ces nouvelles frontières sont spirituelles, sont “dans les esprits”. Pour cette raison, elles sont redoutables.

La fabrique du monde s’est mise à nouveau en marche. Unification, fragmentation, régionalisation, nouveaux territoires et recomposition des réseaux. Quel sera le produit final de cette fermentation ? C’est avec cette interrogation, et sous le choc d’une deuxième source d’incertitudes, cette fois au Moyen Orient, que nous entrons dans l’année 2024.

 

Cette chronique de fin d’année est la centième d’une série qui avait débuté en 2016 peu après l’élection de D. Trump. Sa rédaction a été confiée à une personnalité proche d’animateurs de Priban SA ; il s’agit de M. Georges Prévélakis, professeur émérite de géopolitique, Université Panthéon-Sorbonne, ancien Ambassadeur, qui a bien voulu nous faire part de ses réflexions et de ses anticipations sur le monde en convulsion qui nous entoure.