Qu’on le veuille ou non, on a changé de paradigme – Octobre 2022

Ceux qui se souviennent de Mai 68 sont nés avant les années 50. Quant aux autres, ils en ont entendu parler, parfois par leurs ainés, quelques fois par les médias qui reviennent sur l’époque, citant les faits sur un ton…

Ceux qui se souviennent de Mai 68 sont nés avant les années 50. Quant aux autres, ils en ont entendu parler, parfois par leurs ainés, quelques fois par les médias qui reviennent sur l’époque, citant les faits sur un ton anecdotique à grand renfort de quelques Renault brûlées, de pavés voltigeant, de CRS en tenue d’assaut ou d’intellectuels retournant leur veste à la hâte.

La violente insurrection (le terme n’est pas inapproprié) dura quelques jours et s’éteignit rapidement. Son origine est restée mystérieuse et a donné lieu à une grande quantité de conjectures. A Genève par exemple, des tracts révolutionnaires furent distribués au sein de l’Université ; de distingués linguistes se penchèrent sur les textes, parvenant à la conclusion qu’ils devaient avoir une origine chinoise ! Quoi qu’il en soit le calme revint un peu partout ; quelques agitateurs ne purent se réinsérer dans la vie civile et se retrouvèrent à élever des moutons et filer la laine dans le Vaucluse, avec l’appui moral et financier de leurs parents, encore abasourdis par ce qui était arrivé à leur progéniture, abandonnée à elle-même.

Et pourtant, et pourtant, sans que les concepteurs de Mai 68 en fussent conscients ou n’eussent osé en rêver alors qu’ils avaient réintégré leur foyer, les graines de leur action avaient gagné en s’y propageant, de nombreux secteurs, dont les milieux universitaires et la plupart des grandes entreprises. Fini, le prof d’Uni qui ânonnait le même cours depuis des décennies ; fini, un autre de ses collègues qui vous toisait en ne vous laissant pas vous exprimer ; fini, un autre encore qui ricanait face à une question pourtant fondée.

Au sein des entreprises, le choc fut encore plus violent : en Suisse, elles présentaient toutes peu ou prou, une structure militaire hiérarchisée, avec une myriade de chefs, grands et petits, coiffant le petit cadre, a fortiori l’employé. En quelques semaines, sous la pression d’une force invisible et irrépressible, les carcans sautèrent, les interconnexions se modifièrent, fréquemment aux dépens du simple respect. On se mit à parler d’horaires variables, de temps de travail réduit, de congés sabbatiques ou parentaux, bref de notions totalement abstraites, voire inconnues deux ans auparavant.

Un demi-siècle plus tard, le monde apprit avec stupéfaction qu’une pandémie d’origine inconnue le menaçait, bouleversant toutes les idées reçues. Les marchés boursiers, baromètre éprouvé des événements de la vie, réagirent avec une violence inouïe, cédant en quelques minutes des dizaines de pourcents. Les réactions nationales furent totalement désordonnées, particulièrement en Europe où la Communauté témoigna de son incapacité à affronter des situations inattendues.

Seule, peut-être la Suisse fit montre de sang-froid, en jouant habilement entre le pouvoir central, d’abord en retrait, et les compétences cantonales. La mesure la plus contraignante consista en une sorte de couvre-feu, au demeurant assez souple, pendant deux ou trois semaines. Il y eut bien entendu des répercussions sur l’enseignement, certaines classes restant closes des mois durant avec tout ce que cela comporte en termes d’isolation sociale et d’absence de stimulation pour les enfants. Au niveau universitaire, évoqué précédemment, deux qualificatifs vinrent à la mode selon le mode d’enseignement : présentiel et distanciel, avec à la clef, la délivrance de diplômes qu’on s’empressa cyniquement de qualifier de diplômes Covid.

Des lames de fonds se mirent à faire imperceptiblement vaciller les fondements de la société avec le début d’un exode urbain au profit de plus petites agglomérations. De même, le travail à domicile, rendu quasi obligatoire dans une première mouture, modifia les comportements, avec parfois des résultats inattendus, comme une meilleure productivité durant le confinement, les résultats se différenciant suivant les tranches d’âges. Le goût pour le travail à distance évolua en fonction de l’éloignement entre le domicile et l’entreprise ; encore maintenant, ceux qui vivent à 15 minutes de leur bureau continuent de privilégier ce dernier.

On va probablement s’acheminer vers une solution hybride assemblant le meilleur des deux options, d’autant plus que les deux tiers des intéressés ont ressenti le manque d’échanges sociaux, plus parmi les femmes que les hommes. Il semblerait que toutes les personnes tiennent à maintenir une distinction claire entre la sphère personnelle et la sphère professionnelle en accordant de l’importance à l’interaction sociale entre collègues ou avec les clients. Elles s’attendent néanmoins à voir des changements à leur retour en entreprise ; quitte à battre en brèche les tendances des années 80, les collaborateurs ayant travaillé dans des « bureaux paysage » souhaitent vivement des changements dans l’aménagement de leur espace professionnel.

Deux phénomènes en moins d’un siècle : l’un provoqué, ou peut-être le résultat de rancœurs accumulées qui ont fini par exploser, l’autre vraisemblablement accidentel, qui tend à s’ « endémiser », avec des conséquences quoi qu’il en soit irréversibles  auxquelles il faudra bien se plier. L’une d’entre elle, et non la moindre, réside dans le souhait affirmé d’un nombre élevés de collaborateurs de quitter leur emploi dans un horizon de quelques mois. On commence d’en avoir une démonstration avec les vacances dans le domaine des services en général, des voyages, des transports urbains et transfrontaliers, de l’hôtellerie et de la restauration en particulier. La frugalité des années 20 et 21 est en passe de se muer en dogme ; beaucoup, se contentant d’un revenu moindre, ont décidé d’accorder davantage d’importance à leur qualité de la vie qu’à un luxe hyperbolique.

Le monde retrouvait progressivement son calme lorsqu’en février 2022 éclata la guerre en Ukraine. D’un coup, des nuages inquiétants vinrent assombrir le globe avec des termes et des maux surannés : guerre, inflation, récession, rationnement, prix de l’énergie, consommation surveillée de cette dernière, température recommandée, même imposée dans les logements etc. Le retour sur terre fut rude d’autant plus que les dirigeants tant politiques que de la sphère privée furent brusquement confrontés, cette fois encore, à une situation inconnue pour eux. Cette rotation impromptue et sanglante vint confirmer le sens de l’intitulé de la chronique : les cartes n’ont pas été brassées mais carrément échangées. Nous n’avons pas tourné en 5 ou 6 décennies quelques pages de notre Existence, mais un chapitre entier sur lequel nous ne reviendrons plus ; acceptons-le bon gré mal gré. C’est notre destin pour les décennies à venir.

 

Soit dit en passant : bien que cela ne soit pas, et de loin, notre secteur favori, on pourrait jeter un coup d’œil sur les banques britanniques. En quelques années, elles ont connu les pires avanies. Le temps de la reconquête n’est peut-être pas loin.